Contre-feu – À propos de la cata du 10 septembre

Le mouvement « Bloquons tout » du 10 septembre 2025, comme on s’en doutait, n’a été qu’un médiocre revival du mouvement contre la réforme des retraites de 2023 en accéléré. La différence, c’est un encadrement encore plus parfait prenant en charge les moindres aspects du mouvement avant même qu’il n’existe. En dehors de ça, c’est toujours la même chose : beaucoup de monde dans les manifestations en ville, des actions grand spectacle assez peu suivies et peu efficaces, des réunions d’organisation tenues par des militants, quasi aucune Assemblée Générale sur les lieux de travail, des petites grèves isolées un peu partout sans rapport de force, des dates qui s’égrènent en suivant un calendrier politique et syndical… Pourtant les appels à la mobilisation avaient d’abord émergé loin de ces cadres bien connus. Ils s’opposaient en premier lieu au très impopulaire plan d’austérité de Bayrou annoncé le 15 juillet. Celui-ci prévoyait tout simplement une redistribution des richesses vers le haut, en coupant drastiquement dans le budget du social afin de financer les investissements dans l’économie et la défense. Autrement dit, une attaque directe contre les conditions de vie matérielles de tous les exploités. Mais la mobilisation du 10 n’a pas vu émerger de lutte sur ce terrain ; au contraire, ce à quoi nous avons assisté, c’est à l’évanouissement de la colère sociale dans les méandres d’une mobilisation impuissante de la gauche. Si nous faisons ce constat amer c’est bien que cette date était la seule perspective intéressante du moment et qu’il nous semble nécessaire d’en tirer le bilan critique.
Après cette débâcle, l’avenir semble bien sombre. Combien de temps avant qu’un nouveau mouvement puisse émerger si les dernières tentatives de lutte ressemblent à de la défaite en barre ?

SITUATION ACTUELLE

Avec la stagnation de l’économie mondiale, l’austérité est la norme. Partout dans le monde les compromis sociaux basés sur la croissance et une certaine redistribution des richesses n’est plus à l’ordre du jour. Progressivement privés des moyens de maintenir le statu quo, les États traversent des crises où la légitimité de leur personnel politique est remise en question. À l’inverse, la résistance du prolétariat semble affaiblie et désorientée par le manque de perspectives tant dans chaque pays qu’à l’échelle internationale. Le rejet, même violent, des gouvernements se galvanise le plus souvent autour de l’idée du « peuple » trahi par ses élites vendues au capital étranger. Du pain béni pour les chauvins de tous poils à l’heure où dans toutes les grandes puissances, une partie de la bourgeoisie remet elle-même en cause le cadre actuel de la mondialisation. Tout le monde, jusqu’aux USA, y va de sa critique à l’égard d’un système globalisé qui brime les intérêts de son peuple ou de sa nation. C’est sur le compromis superficiel de « l’intérêt national » que les classes dirigeantes tentent de se reconstruire une légitimité « populaire ». Leurs politiques nationalistes cherchent à mettre la grogne des populations en voie de déclassement au service des intérêts de leur bourgeoisie sur le marché mondial, promettant les miettes d’un partage du monde plus avantageux.
On voit se mettre en place, d’une part, des politiques intérieures consistant à redistribuer le budget de l’État du social vers l’armée et ses auxiliaires et à se doter des capacités de répression que nécessite l’accompagnement d’une telle évolution ; et d’autre part, des politiques extérieures de plus en plus conflictuelles. Toutes deux convergent vers un même point de fuite : un prochain conflit d’ampleur mondiale dont nous voyons déjà des guerres annonciatrices. L’engrenage est en place. Les grains de sable existent : ils prennent la forme de soulèvements ponctuels, largement spontanés, violents mais vites étouffés. Il faudra plus que des grains de sable pour faire dérailler la machine de guerre capitaliste.

ET LE PROLÉTARIAT DANS TOUT ÇA ?

Toute l’histoire de la pensée critique radicale s’est appuyée sur les luttes réelles qui ont posé, par leur dynamiques de confrontations, les questions qui ouvrent des possibilités d’émancipation collective. Aujourd’hui, la décorrélation entre le cadre étriqué de l’idéologie et la faculté de penser notre condition sous la dictature du capital ne fait que s’accentuer. Les catégories qu’on emploie ne permettent plus de refléter la matérialité des choses. En 50 ans, alors que le capitalisme est dans une crise permanente qui n’en finit pas de s’amplifier et qui touche au quotidien des milliards d’êtres, il semblerait que la capacité à interpréter objectivement ce qui se passe, à formuler une critique systémique à partir des deux dynamiques centrales du mode de production capitaliste ̶ l’accumulation et l’exploitation ̶ se soient évaporées.
Notre postulat étant que les idées naissent de la matérialité et non des limbes, pour que le concept de révolution sociale existe il faut qu’il se base sur des actes qui se pensent et communiquent entre eux, il faut qu’il y ait des luttes, qu’elles soient répercutées et nourries par d’autres luttes, d’autres problématiques et d’autres vécus. Il faut que ces luttes atteignent une intensité telle dans le conflit de classe que se pose la question de l’auto-organisation de la vie sociale par les prolétaires, et donc une lutte d’ampleur qui aille suffisamment loin dans l’affrontement et dans la durée pour que la question du quotidien, de la production et de la reproduction soit abordées jusqu’à leurs racines, que l’on puisse s’attaquer aux causes de nos malheurs et plus uniquement à leurs conséquences. Cela suppose une rupture avec l’existant, mais aussi qu’existe une perspective révolutionnaire pour envisager le dépassement du capitalisme.

Depuis bientôt dix ans, les mouvements de colère d’ampleur qui viennent bousculer la normalité capitaliste n’apparaissent que là où le carcan de l’idéologie de gauche et ceux qui sont chargés de l’imposer sont absents. Le mouvement des Gilets Jaunes est apparu sur un terrain qui n’est pas quadrillé par ces derniers, sur le plan géographique, social ou politique. Dans les GJ, toute la politique au sens traditionnel (représentation, revendications) a été plus ou moins balayé pour se concentrer sur les intérêts matériels immédiats. Cette lutte, malgré ses limites, a marqué les esprits par son autonomie politique et son refus de la récupération, son évitement du piège identitaire, le foisonnement de ses initiatives, la détermination et l’efficacité de ses attaques. C’est la longue élaboration collective au sein de la lutte qui a permis d’entamer une rupture prolétarienne avec tout ce qu’on connaissait des mouvements sociaux. De même, les émeutes pour Nahel qui n’ont elles duré que quelques jours nous éclairent par l’absence chez les fractions énervées du prolétariat d’une quelconque référence à la pensée « de gôche ».
Bien évidemment, au bout d’un moment, la gauche tente de s’incruster de manière organisée pour reconduire les mouvements dans ses vielles ornières. Plus elle y parvient et plus le mouvement s’étiole. Les mêmes gestionnaires qui ont tenté de récupérer le mouvement GJ avec leur Assemblée des Assemblées, leurs tentatives de se poser en portes-paroles et commentateurs éclairés des émeutiers sont ceux qui ont drivé la mobilisation du 10. Si leurs tentatives se cassent la gueule, on ne peut leur ôter qu’ils gardent un sacré pouvoir de nuisance en préemptant tous les espaces et en embourbant toute possible réflexion dans leurs fatras idéologiques.

Le mouvement contre la réforme des retraites de 2023 et le présent non-événement du 10 montrent l’urgence pour cette tendance de se réorganiser dans un élan œcuménique contre ce qu’a été le mouvement GJ et imposer un recul sidérant aux luttes après 2019. Beau travail de sape : seulement quelques années plus tard, c’est presque comme si les GJ n’avaient pas existé. Il en reste tout au plus une mémoire déformée qui n’en aurait gardé que le RIC. Le temps de digérer ce qu’il s’est passé, en 2023 et 2025 la gauche revient aux bases : prendre la direction d’un mouvement même virtuel, le plus tôt possible pour étouffer tout ce qui pourrait déborder, quitte à provoquer la totale paralysie du mouvement. Cerise sur le gâteau, c’est maintenant en imitant formellement certaines actions et pratiques d’organisation à la base, que les gestionnaires de gauche accaparent l’espace et reprennent la main sur le mouvement.

LA MOBILISATION

Les arcanes de la mobilisation
Des semaines avant la date du 10 septembre lancée sur internet par des souverainistes de droite, cette initiative a été largement reprise sur les réseaux et diffusée par la suite. Les mots d’ordres qui ont émergé et consolidé le pot-pourri de propositions sont d’abord le reflet de cette grande confusion : boycott de la grande distribution, arrêt du paiement par carte-bleue pour privilégier le cash (le problème étant que les banques s’engraissent sur les commerçants pas que les commerçants s’engraissent sur les consommateurs), combattre l’oligarchie cosmopolite… Des thèmes qui sentent mauvais l’extrême-droite1 et qui ne cessent de s’implanter au fil des discussions. Dès le mois d’août, au nom d’un mouvement qui n’existe pas encore, partout à travers la France des AG d’organisation ont germé contre le Plan d’austérité Bayrou. L’extrême-gauche (des trotskistes aux totos-LFIstes2) dans un nouvel effort de « composition », a assumé la récupération de ce début d’agitation collective. Chaque recoin de liberté, chaque possibilité, chaque envie de s’organiser qui afflue nécessairement lorsque démarre un mouvement, a été balisée, encadrée, étouffée, marketée à l’avance. On n’avait encore jamais vu un mouvement mourir avant même qu’il ait pu naître. Et de la main de ceux qui ont le plus ardemment désiré qu’il arrive. Ou plutôt de la main de ceux qui n’ambitionnaient que de diriger un simulacre de mouvement plutôt que d’œuvrer à l’essor d’une lutte sociale !
Nous n’avions clairement ni rapport de force ni détermination collective. Lors de la première journée de mobilisation, toute forme plus radicale d’action ou d’occupation a été empêchée par un nombre de flics délirant. L’État ayant les moyens de réprimer a un niveau bien plus haut qu’avant 2016, il ne s’en est pas privé.

La genèse de cette mobilisation est symptomatique d’un rapport dématérialisé à la lutte. Celle-ci est née dans les recoins obscurs d’internet. Un site, une liste Telegram avec quelque centaines de personnes. Au fur et à mesure que l’information se diffuse dans tout le pays, dans les discussions au bar, au travail et sur les fils de discussion militants, elle enflamme les rédactions de journaux qui en ont font leurs choux gras pendant l’été. Les listes de diffusion se garnissent dès lors de nouveaux venus, fortes de ce phénomène quelques personnes prennent en charge de relayer au niveau local la mobilisation et tentent de l’organiser. Ni une ni deux les militants de base sautent sur l’occasion pour mettre en place des réunions œcuméniques inter-militants qu’ils baptisent AG et proposent la forme et le contenu d’organisation qu’ils connaissent. Ces réunions sont publiques et ouvertes à tous, ce qui permet que des prolos y soient présents mais de manière largement minoritaires. Ce sont alors des centaines de réunions élargies qui sont drivées par les même personnes que l’on retrouve dans les mouvements syndicaux, lors des campagnes électorales ou des mobilisations partisanes comme les happenings féministes ou les events des Soulèvement de la terre : autant dire tous ceux qui se prennent pour l’avant-garde éclairée. Nous sommes alors un mois avant la journée du 10 septembre et chaque semaine des rendez-vous publics sont donnés pour fabriquer la mobilisation. Des syndicats et des partis politiques se positionnent pour ou contre, les potentialités d’un bon gros bordel circulent un peu partout, le délire semble collectif et tout le monde semble y croire. Y compris à la tête de l’État où on en profite pour remanier le gouvernement et rebattre les cartes de l’agenda politique lié au vote du budget.

Pour rendre compréhensible cette forme d’organisation qui devient virale, un gros travail de propagande a été fourni. à la fois en inondant les réseaux de prêt-à-penser par l’intermédiaire d’influenceurs et par l’engagement spontané de bénévoles associatifs récitant leur programme comme des petits perroquets. Les militants gesticulent dans tous les sens pour faire appliquer leurs protocoles en occupant le plus tôt possible les postes clés dans la mobilisation, en pré-organisant les activités, en distribuant les tâches. Les discussions sont encadrées en AG et sur Signal par les gestionnaires qui se donnent pour mission d’éviter tout conflit et toute remise en question de ce qui s’élabore. Des AG de 40 à 300 personnes se persuadent qu’elles représentent un mouvement qui n’a pas encore commencé, puis un mouvement de centaines de milliers de gens qui sont pourtant restés largement absents de ces espaces. Pour les militants de gauche, il s’agit de tout préparer à l’avance en proposant différents services : cantines de lutte, gardes d’enfants, formations juridiques, actions décidées en amont… une vraie petite coopérative où rien ne risque de déborder ! Voilà la meilleure manière de stériliser un mouvement, de le tuer dans l’œuf, d’empêcher qu’il s’y passe quoi que ce soit en dehors de ce qu’ils maîtrisent déjà. C’est surtout reproduire ce qui se fait par habitude dans certains milieux (politique, associatif, festif), en croyant que le monde se limite à sa bulle militante. Sûrement le symptôme du fait que dans un monde qui sépare de plus en plus les gens et nous cantonne à des bulles, il est possible de croire qu’on peut lutter sans se frotter aux autres réalités. Ce qui est triste à mourir.
Cette logique mêle plusieurs conceptions de la lutte, celle d’un travail à accomplir (avec de la main d’œuvre et des objectifs) ainsi que l’idée que la politique serait devenue une marchandise comme une autre dont il s’agit juste de bien cibler le panel des potentiels consommateurs. Pour la rupture avec le quotidien d’exploitation et de consommation que nous sommes réduits à supporter, revenez un autre jour !

Racket et balle de match
Cette tendance gestionnaire qui existait déjà mais était circonscrite à des espaces comme les mouvements syndicaux, prend ici toute la place et empêche clairement les initiatives de fleurir. Ces façons de faire sont les seules proposées car il paraît difficile de penser qu’il puisse en être autrement quand la norme qui s’est imposée dans certaines sphères est l’éduc-pop, l’alternative, la démocratie représentative, l’empowerment des individus. Donc il faut faire des tours de parole et des gestes avec ses bras, ne parler que des sujets imposés et de la manière adéquate, selon des critères définis par des tendances politiques qui souhaitent qu’« un autre capitalisme soit possible ». Des milliers de participants tentent ainsi d’évangéliser ceux qui veulent se bouger, tout en crachant sur quiconque ne pense pas dans leurs cadres étriqués.
Du côté de la gauche de la gauche, les militants semblent être infectés par la maladie de notre époque : se penser au centre des choses. Ces nouvelles formes de collectifs qui se disent « autonomes » car moins structurés en façade que les partis marxistes-léninistes du siècle passé, reprennent à l’envi des formes d’action et des tournures de phrases de l’Autonomie pour repeindre d’un vernis radical un contenu social-démocrate. Selon leur conception, les autres personnes sont amenées à rejoindre « leur mouvement » dont ils seraient le centre de gravité. Rien de bien neuf dans la vision léniniste cauchemardesque qui voit les gens en lutte comme la piétaille à utiliser pour satisfaire les délires de quelques stratèges d’arrière-garde. Quant à comprendre quelles tactiques ces tacticiens mettent en place et dans quel but, cela reste profondément obscur. Les objectifs réels qui sont élaborés derrière les quelques mantras de façade ne sont jamais clairement exprimés dans les assemblées ou dans les comités. Pourquoi nier la lutte des classes et se refuser à parler d’exploitation ? Pourquoi fétichiser des concepts creux comme la complémentarité des tactiques et la convergence des luttes ? Pourquoi nouer des alliances ? Personne ne semble plus s’étonner que des problèmes politiques soient systématiquement réduits à des problèmes logistiques que des commissions d’experts (ou des « pétales ») vont pouvoir trancher en toute humilité. Ce camp, qui regroupe tous ceux qui se disent prêts à se mettre en jeu pour la révolution s’engage en réalité corps et âme pour le réformisme. C’est quoi ça, une tendance qui se dit « autonome », qui s’en fout de la production, tient à sauver le petit commerce, défend la démocratie et la gauche…?
Il faut donc considérer la gauche de la gauche actuelle pour le rôle d’idiot utile qu’elle a décidé d’endosser ; ce qui ne fait d’elle rien de plus qu’un marche-pied (si ce n’est un paillasson) pour la gauche du capital.

Dans cette configuration tant idéologique que matérielle, ceux qui souhaitent autre-chose que consolider le capitalisme de gauche se retrouvent englués dans cette toile d’araignée et finissent par se barrer, n’ayant aucune place dans ces espaces. On a pu assister en Assemblée Générale à des heures et des heures de débats sur la forme des débats, sur la forme des blocages, sur « la com », sur ce qui indigne les gens, sur qui avait sa place ou non dans le mouvement. En supplément chaque boutique politique est venue faire son racket, de la lutte pour « libérer la Palestine », sauver la planète, promouvoir le féminisme, faire de l’antifascisme…liste non exhaustive. Des partis et groupuscules politiques jusqu’aux petits commerçants, à chacun de venir vendre sa soupe pour essayer de recruter trois clampins dans son groupe, sa cantine, sa batucada, son local, sa manif du samedi. Les gestionnaires aux abois sont obligés de bricoler de manière grossière une « convergence des luttes » qui fait un flop. Le constat est amer : tout le monde semble bien paumé et les « tacticiens de la lutte » le sont tout autant que n’importe qui.
Ce qui paraît insensé pour un mouvement contre l’austérité, c’est qu’aucune force qui défend simplement ses intérêts n’a réussi à se constituer en dehors de l’hégémonie des gestionnaires, même si une partie de la mobilisation du 10 septembre était constituée de plein de prolos qui envisageaient bien plus que des manifs aux allures de ballade digestive ou des blocages qui bloquent à peine.

Sociale-démocratie 2.0
Si l’on prend un peu de recul, cette mobilisation foireuse n’est qu’un énième renouveau de la sociale-démocratie dont on a vu la base se mobiliser3. Une constellation de partis, de journaux, d’influenceurs, d’associatifs, de libertaires soudés autour des partis de gauche qui forment un maillage vaporeux, complètement interconnecté et imbriqué à l’échelle locale. Des militants qui tous, élus locaux comme « totos », suivent le courant mélenchoniste, en reprenant les mêmes éléments de langage diffusés partout, les mêmes revendications et les mêmes stratégies. C’est ça la « révolution citoyenne », une valse pour rien où réformistes et radicaux se caressent le dos en regardant dans la même direction : la défaite de la lutte sociale. Ici, surtout aucune critique de ce qui fonde le capitalisme : exploitation, État, classes, rapports marchands… on remodèle le cadre étriqué dans lequel une lutte doit se mouvoir, sans conflit, sans ennemis, sans intérêts de classe. Une vision édulcorée du réel dans laquelle on ne tient même pas compte des rapports de force et dans quels systèmes ces derniers prennent place. Les élections c’est la révolution, s’allier aux réformistes c’est trouver de la puissance, mettre en scène une barricade qui tiendra dix minutes c’est bloquer l’économie, le formalisme c’est l’organisation, reproduire la forme des AG étudiantes c’est de l’auto-organisation… La nécessaire analyse des limites de chaque mouvement et des contradictions qui s’expriment dans les luttes en se frottant au réel est supplantée par une novlangue de communication politique. Et alors les mots ne veulent plus rien dire, le lexique qui pourrait permettre de penser la révolution devient inemployable. Changer le monde ne se limite plus qu’à démontrer de manière démocratique notre opposition à ses dérives, sans lutte ni combat. Une pincée de pédagogie permettrait de faire adhérer le plus grand nombre, additionnée de quelques actions symboliques pour convaincre les autres.

Vous ne le savez peut-être pas encore, mais il suffirait de décréter de manière symbolique le blocage de l’économie pour proclamer que cela a été réalisé, ou de déclarer la fin du gouvernement et celle du capitalisme, pour qu’ils s’effondre. Simple, basique ! Pas de flics, pas d’armée, pas de bourgeois, personne qui aurait intérêt à ce que la société reste la même… Bienvenue dans un monde virtuel où la lutte des classes n’existerait plus et où il ne serait plus possible d’analyser la société en terme de rapports sociaux. Nous serions face à un monde partagé entre les gentil et les méchants, où les éveillés sont ceux qui ont pris conscience (touchés par on ne sait quel grâce) contrairement à la masse des endormis qui se laissent aller de manière plus ou moins volontaire, perdus dans les méandres d’une société à la dérive où agissent de sombres puissances. C’est édifiant de constater que cette conception moraliste et éthérée du monde se partage des deux côtés du large spectre politique avec une grande liberté d’interprétation.
Du reste on peut être surpris par l’homogénéité de la pensée et des pratiques dans cette mobilisation car la communauté d’intérêt qui l’impose n’est pas l’expression d’un groupe homogène ni même d’une classe distincte. Le « peuple de gauche » investit d’une mission de conversion des prolos à sa cause, appartient à des positions sociales et statuts divers, à l’image de la myriade de revendications qui se sont exprimées en pagaille. Pour décrire la complexité de ce qui active les forces sociales en lutte aujourd’hui, au vu de la limite du concept de « classe d’encadrement », « classe moyenne », « petite bourgeoisie » pour décrire la réalité, nous préférons le terme plus large et plus flou de « travailleurs du secteur de la gestion et de l’encadrement ». Terme qui regroupe tout ceux qui s’occupent de la gestion de la société et de son bon fonctionnement. Mais un AED n’a pas le même statut qu’un professeur d’université, un directeur de théâtre n’est pas un simple intermittent, pas plus qu’une infirmière n’est à égalité avec un chirurgien. Ce n’est donc pas une catégorie socialement homogène, elle est constituée de prolétaires précaires, de fonctionnaires (grands et petits) et de membres de la petite bourgeoisie culturelle. Ces travailleurs officient pour la plupart dans la production culturelle et la gestion sociale, c’est avant tout un service envers l’État et la pacification sociale (assez éloigné de la rentabilité marchande même si cela peut prendre exceptionnellement la forme de marchandises). Ils ont intérêt à défendre ces services et ne posent pas la critique ni de l’État ni de cette production. Le dénominateur commun de ces personnes aux statuts assez différents, c’est le fétichisme de l’État comme régulateur, qui dispense généreusement les miettes de PIB et devrait garantir les fameux acquis sociaux et le service public. L’État est alors considéré non seulement comme une institution neutre et « naturelle », mais également comme le patron essentiel à leur survie économique car la plupart d’entre eux en dépendent directement. A cela s’ajoute la défense du logiciel fournit avec ce rôle : une meilleure répartition des richesses et la condamnation morale des gros capitalistes (et des racistes, des sexistes, des pollueurs et de tous ceux qui ne sont pas dans « le camp du bien »).4

Les conceptions sociales-démocrates (qui étaient déjà bien pourries au départ) ont dégénéré progressivement vers un citoyennisme multiforme dont la logique participe au renforcement de l’État et de ses institutions intermédiaires et cherche toujours et par tous les moyens à produire une légitimité démocratique pour que son existence politique lui soit reconnue,. Le problème social tel qu’il est posé serait que la majorité des gens sont mal représentés dans les instances décisionnaires et qu’ainsi les richesses seraient simplement mal redistribuées. Donc qu’il suffirait de légiférer, voir (pour les plus « radicaux ») de proposer une nouvelle constitution pour que tout s’arrange. L’enjeu politique n’est plus d’abolir l’exploitation ou les classes mais de créer des instances de médiation pour trouver des solutions consensuelles. Le capitalisme n’est alors pas posé comme un mode de production, un rapport social historiquement déterminé qui organise toute la société mais comme le seul système possible, perverti par une poignée de profiteurs.

En 1905, à l’époque où existait encore l’idée de socialisme et les débats qui l’accompagnaient, le camarade Jan Waclav Makhaiski avait déjà cerné le problème émergeant dans les conditions de l’époque. Son propos dans Le socialisme des intellectuels résonne avec les dynamiques actuelles.
« Le socialisme scientifique justifie le droit des travailleurs intellectuels5 à un revenu plus élevé. Mais ce revenu supérieur n’est rien d’autre qu’une part de la plus-value créé par le travail manuel. L’ouvrier paye ainsi non seulement le profit du capitaliste, mais aussi le salaire élevé de l’ingénieur, du managers, du fonctionnaire et de tous les spécialistes instruits. Le socialisme, en abolissant le profit du capitaliste privé ne fait que centraliser cette plus-value au profit de la nouvelle classe des intellectuels salariés.” Il ajoute : “ Le socialisme apparaît ainsi comme le mouvement social de la classe des salariés instruits, des travailleur du cerveau qui lutte pour leur propre domination de classe, pour une organisation sociale où ils détiendrons le monopole de la direction de la production et de la répartition des richesses, grâce à leur monopole de l’instruction. »

L’Internationale gestionnaire

Ces tendances arrivent à prendre régulièrement la direction des mouvements interclassistes à travers le monde. Elle suivent des logiques catégorielles, qui s’expriment à travers différents courants contradictoires et concurrents mais qui visent in fine à obtenir ou à maintenir une place au soleil pour l’ensemble ou une partie des travailleurs du secteur de gestion/encadrement. Au niveau international, les dynamiques peuvent être différentes : ces catégories étant en voie de précarisation dans les vieux centres capitalistes et à l’inverse en ascension dans les pôles émergents. La fragilité de leur position dans la lutte des classes les poussent à agir pour réformer le capitalisme (de la mesurette aux utopies plus ou moins absurdes, fruit des alliances de circonstances). Pour ce faire les éléments les plus hardis n’excluent pas d’avoir recours à des moyens dit « radicaux », la violence par exemple peut être ponctuellement un outil lorsque la nécessité s’en fait sentir6. La forme ne détermine pas le fond. Les acteurs politiques un tant soit peu conséquents savent faire feu de tout bois et s’adaptent aux situations.
Pour en revenir aux « événements » du 10 septembre, il faut constater que l’inertie collective générée par ce genre de cirque marque un retour en arrière de presque 15 ans dans la lutte des classes. On revient à un imaginaire imprégné à la fois par les réverbérations de Los Indignados (à savoir le mouvement le plus claqué qu’ait pu vivre l’Espagne, mouvement qui performa la désobéissance civile au printemps 2011 dans un non-dialogue avec les révolutions arabes) et par le spectre de Nuit Debout (la tentative populiste de F. Ruffin qui prit l’initiative de liquider le mouvement contre la loi travail de 2016 en transformant des places centrales en espèces de PMU hippies). Une vision civique, pacifiste et démocrate jusqu’à l’absurde continue donc encore à se diffuser, portée par certaines strates sociales qui pensent avoir encore quelque chose à sauvegarder dans la dystopie capitaliste. Cette forme autolimitée de mobilisation qui singe Nuit Debout et les Indignés, impose le primat de la forme démocratique sur le contenu social et les actions collectives, et l’épicentre de la (non)lutte prend la forme d’AG de bureaucrates interminables. Le débouché est toujours le même : renforcer un parti électoraliste qui récolte ce qu’il peut de la colère comme Podemos en Espagne, ou Syriza en Grèce. L’enjeu pour les sous-réformistes et aspirants gestionnaires de tout acabit c’est en effet de coincer les mouvements dans des voies de garage par des revendications parcellaires et tronquées (dégagisme, anti-corruption, démocratisme…). Les luttes se retrouvent ainsi prises en tenaille entre la répression et l’encadrement des gestionnaires qui appellent au calme.

RUPTURES ET DEPASSEMENTS : CE QUI NOUS INTERESSE DANS LA LUTTE

Si tous les espaces sont verrouillés avant même que les gens ne se rencontrent, l’auto-organisation devient difficilement possible. Comment arriver à échanger, à apprendre à se connaître, à fonctionner à des milliers quand le mouvement n’est pas pensé pour durer mais juste pour produire quelques « coups d’éclat » éphémères, que tout est organisé à l’avance sans aucune spontanéité ni aucun esprit de suite ? Quand il s’agit non pas de s’impliquer mais simplement de suivre des propositions pré-emballées comme un bon consommateur ? Comment avoir le temps de développer la lutte dans la durée, de tenter des actions nouvelles, d’en discuter, de se planter, d’essayer autre chose ? Un mouvement qui fixe un cadre idéologique et des pratiques sans que ne soit jamais posée la question du rapport de force, qui ne s’éprouve dans rien, dans aucun conflit, qui met de côté les débats et les questionnements qui naissent en son sein et propose comme seul horizon la réforme des modalités de l’exploitation, ne peut connaître de dépassement en son sein. sans rupture profonde dans la pensée, dans les modes de fonctionnement et donc dans les actes.
Quelques évidences. Une lutte est avant tout une dynamique conflictuelle qui réunit les personnes touchées par un problème commun. Elle se développe sur la conscience de contrarier des intérêts qui lui sont antagonistes. Elle essaie donc de constituer un rapport de force dans ce cadre. C’est une dynamique, c’est à dire qu’elle évolue, qu’elle pose des questions qui amènent une nouvelle situation, d’où éclosent de nouveaux problèmes. Se mettre en lutte c’est d’abord sortir de la passivité et donc prendre des initiatives. Il s’agit pour tous ceux qui y participent de s’y investir, de se mettre en jeu, de s’y éprouver. Plus les gens prennent en main eux-mêmes les termes de l’affrontement, et plus la lutte gagne en force.A l’inverse, la délégation renforce la passivité et empêche l’expansion et l’approfondissement de la lutte. C’est l’encroûtement et le début de la fin. Au contraire, lutter c’est justement sortir des formes de gestion du capitalisme, donc de la politique (représentants, revendication, programme, alliances, électoralisme, négociations).
Pour nous une lutte part de la situation telle qu’elle est réellement et non des seuls fantasmes élaborés au sein d’un idéologie. Elle pose des problèmes qui se transforment en questions à résoudre collectivement. Cette tentative d’élucidation crée une conception commune qui se traduit en actes et tente de modifier le réel.

Ces transformations ne peuvent être définies à l’avance, elles constituent des ruptures avec la normalité. Elles s’élaborent dans le cours de la lutte et produisent des résultats imprévus. C’est au fur et à mesure des remises en questions et de la construction d’un rapport de force que les objectifs d’un mouvement se construisent et s’étoffent. Ces ruptures produisent un dépassement des conditions existantes à partir d’un refus d’une situation matérielle. La remise en question peut être partielle au départ mais elle amène un questionnement plus global et la possibilité d’une critique radicale de tout ce qui façonne la société.
A l’inverse, défendre les termes existants empêche que des brèches se créent. Ces deux tendances, l’évolution des buts à l’intérieur de la lutte et la défense des intérêts de catégories pré-existantes à la lutte, s’opposent elles-mêmes au sein de la confrontation. Et c’est l’affrontement entre ces deux pôles qui fait que chaque lutte est avant tout une lutte dans la lutte. Cette dynamique transforme les conditions matérielles, les comportements, la psychologie de ceux qui la vivent et donc leurs rapports (entre eux, aux ennemis, à l’argent, à soi-même, au travail, à la hiérarchie,etc.). Elle modifie à des degrés différents le cadre dans lequel elle se déploie ; la rue n’est plus la rue telle qu’on la connaît, l’entreprise n’est plus complètement l’entreprise, l’employé n’est plus employé par personne. C’est quand les luttes se développent et s’approfondissent que peuvent survenir ces bouleversements de la normalité.
Ce qui intéresse les communistes et révolutionnaires c’est le degré d’approfondissement de ces fissures, la non-reproduction des rapports capitalistes. C’est que la propriété privée soit jetée au feu, que les rapports marchands s’évanouissent, que les exploiteurs soient pendus aux lampadaires avec les tripes des derniers bureaucrates, que l’État trépasse définitivement.

EN CONCLUSION

Il est désolant de constater que les rêves éveillés de la gauche encadrante continuent d’engloutir la potentialité des mouvements, à l’encontre des intérêts prolétariens, donc contre la construction d’une dynamique vers la révolution.
D’autant plus que, sitôt la parenthèse du 10 refermée, la politique institutionnelle parvient à réoccuper la totalité de l’espace politique. On nous ballade et nous tient en haleine avec les péripéties grand-guignolesques du parlement et du gouvernement ̶ dissolutions, destitutions, démissions, et ça recommence. Ce cirque est sensé captiver les attentions ̶ comme s’il se jouait là quoi que ce soit d’essentiel ̶ et les détourner des problèmes matériels qui continueront à se poser peu importe le personnel politique en place. Sans parler que toutes les formations politiques se préparent déjà aux prochaines échéances électorales avec pour horizon les présidentielles de 2027 et de nouveau le maintenant trop connu chantage démocratique au « barrage à l’extrême droite » et son injonction à se ranger une fois de plus en ordre de bataille derrière la gauche et d’abandonner toute critique, toute perspective de rupture, au nom du moindre mal.
On peut parier que d’ici 2027, toutes les forces politiques et syndicales de la gauche se mobiliseront dans cette unique perspective, avec le soutien actif de leurs auxiliaires d’extrême-gauche, voire même avant pour les élections municipales de 2026. Ils vont tout faire pour nous enfermer dans une salle d’attente d’ici que le sacro-saint suffrage universel se prononce, et pour ne pas être perturbés dans leur campagne. Tant que dure ce cirque il semble difficile que de véritables luttes d’ampleur émergent.
Pour autant, les flops du mouvement contre la réforme des retraites de 2023 et de la tentative avortée de septembre 2025 ne signifient pas que les résistances ne peuvent plus se cristalliser et s’embraser dans des luttes d’ampleur. Ce ne sont pas les raisons qui manquent et il existe un climat de ras-le bol qui gronde contre le travail qui ne paye pas, la vie qui coûte trop, le nouveau délire va-t-en guerre des États… Ces récents déboires signifient plutôt, d’une part, que la gauche perd de ses capacités à mobiliser à être un vecteur des mouvements, d’autre part que les luttes ne peuvent naître qu’en dehors des cadres organisationnels et idéologiques de la gauche.

En définitive, ce qui serait souhaitable n’est pas que le « peuple de gauche » soit rallié par des prolétaires qui ne partagent pas sa « vision », mais que ces prolétaires débordent tout cela ; et que ceux qui ne se sentent pas raccord avec ce que produit la gauche (encadrement, désarmement, manipulation) rencontrent tous leurs semblables en colère pour laisser leur rage s’exprimer. La majeure partie de ceux qui ne rejoignent pas la mobilisation n’est pas dupe de ce que proposent les encadrants du mouvement, à savoir : rien. Leur mépris affiché vis-à-vis de la gauche du capital relève pour le coup du simple bon sens. Pour autant, il ne s’en suit pas de nouvelles perspectives, il n’émerge pas de critique élaborée, ni de pratiques autonomes.
Les militants de la sociale-démocratie en organisant et en colonisant toutes les réunions d’organisation, notamment les questions logistiques, parviennent à imposer leur idéologie et leurs manières. Le mouvement « Bloquons tout » est la meilleure démonstration de ce que doit être un mouvement selon la vision post-moderne. Une superposition identitaire où chacun vient défendre son bifteck depuis une position militante. Une mobilisation statique d’où n’émerge ni commun ni dépassement et aboutit à un échec spectaculaire. En partant des divisions catégorielles7 dans le capitalisme pour en faire l’apologie, ils mettent sous le tapis la question sociale pour la remplacer par une mystique hors-sol. De ce fait l’histoire des affrontements sociaux s’en trouve falsifié ou annihilé. En singeant des pratiques ils finissent par leur faire perdre tout leur sens. Dans cet appauvrissement les concepts même de lutte collective, de construction de rapport de force, d’antagonisme social tendent à disparaître.

Même si surgissent des mouvements explosifs et spontanés, une fois vaincus ils ne laissent que peu de traces. Avoir une perspective communiste ou révolutionnaire est nécessaire pour sortir de cette impasse dans laquelle nous sommes tous bloqués. Il s’agit de produire un langage (actes, images, textes) qui puisse permettre de sortir des cadres de pensée restreints et restreignants. Que l’imaginaire et les pratiques changent, qu’on sorte de l’enfermement actuel où chaque question soulevée reste confinée à une gestion pratico-pratique (voire managériale) des problèmes qui font de moins en moins sens. Seules des initiatives autonomes qui ne respectent pas les codes des militants politiques, le langage à la con, les actions spectaculaires et inefficaces déjà planifiées, le consensus obligatoire, le prêt-à-penser de la gauche, peuvent développer une lutte qui s’étend et déborde. Car les gens qui refusent le monde dans lequel on vit ont certainement plus en commun entre eux qu’avec les politicards de tous bords.
Il faut bien l’admettre : les positions communistes ou révolutionnaires n’existent pratiquement plus comme force au sein des luttes. Nous avons conscience que sans l’élaboration collective de positions communistes qui ont pour perspective claire d’abolir le capitalisme, il ne sera pas possible qu’autre chose que des simulacres de lutte adviennent. Cela implique d’en faire une critique radicale non tronquée, de dépasser les divisions dans le prolétariat, de porter des pratiques dans ce sens, de défendre une réelle auto-organisation entre ceux qui luttent. C’est en cela que notre critique de la période qui se veut lucide, espère contribuer. Nous aspirons à faire revivre ces perspectives de destruction du capitalisme et rencontrer les camarades intéressés qui partagent ces questionnements et les positions que nous défendons, afin de les discuter, de les élargir et de les faire exister au sein des dynamiques de lutte.

Novembre 2025

Pour nous contacter : autonomievscontrefeu chez riseup.net

NOTES

[1] Nous assistons en revanche à la croissance monstrueuse d’une mélasse théorique portée par le renouveau de la sociale-démocratie. Celle-ci produit un imaginaire et des discours qui résonnent avec les tactiques populistes, parfois peu éloignées de celles de l’extrême-droite : il n’y aurait pas de démocratie car une poignée d’ultra-riches parasitaires dirigerait le monde. Le sujet mobilisé pour s’opposer à cette partie parasitaire du capital serait le peuple, sujet interclassiste qui regroupe dans un même sac exploités et exploiteurs et dont l’existence culmine dans le patriotisme, la libération de la nation et de ses forces productives.

[2] Nous appelons « toto-LFIstes » toute une constellation de groupes et d’individus qui se réclament du Mouvement Autonome, n’en gardant que des pratiques sans contenu le transformant en folklore militant et se posant comme gauche de la gauche.

[3] La sociale-démocratie historique dans toutes ses déclinaisons avait pour but d’atteindre la socialisation des moyens de production et à terme pourquoi pas le communisme. La doctrine étant une phase transitoire plus ou moins étalée dans le temps, une succession de réformes appuyée par un rapport de force dans la société conduirait au socialisme. De cette proposition découlait une prise de direction de la lutte des classes par de grandes organisations unitaires. Il y avait pour les militants socialistes de l’époque un enjeu primordial à construire une organisation unitaire au sein de la classe capable de prendre la direction de la lutte. Que la prise au pouvoir soit institutionnelle ou violente il s’agit de la même matrice conceptuelle.
Malgré mille et une compromissions découlant de la logique même de cette approche, « l’objectif » partagé plus largement que dans ces courants, restait vivant dans l’imaginaire collectif. L’idée de transformation sociale restait présente et c’est autour de cet objectif que se confrontaient les stratégies, les oppositions, les ruptures les tentatives de dépassement.
L’évolution du rapport de force suite aux défaites successives des luttes du prolétariat a conduit à une domination écrasante de l’idéologie capitaliste. Peu à peu la perspective de la révolution sociale est devenu une chimère, une utopie.
Les structures qui hier encadraient les luttes pour les diriger dans la « stratégie réaliste » vers des lendemains qui chantent d’un chant plutôt morne et terne, ont su s’adapter à la défaite, sauver les meubles, se maintenir grâce à ce qui leur restait : leur capacité d’encadrement des prolétaires. Et évoluer vers le rôle de gestionnaires du quotidien de l’exploitation. Dans un monde avec pour seul horizon le mode de production capitaliste.

[4] Une grande partie de la gauche s’assume comme résolument confusionniste depuis des dizaines d’années et porte en étendard la défense de la nation, de la race, de l’identité, sans aucun problème. On en vient à se demander quand une partie de la gauche et de l’extrême-gauche finira par rejoindre ouvertement la réaction ? Non pas que l’adage « les extrêmes se rejoignent » ne contienne une quelconque vérité, mais bien parce que certains courants politiques de gauche ont décidé peu à peu de théoriser à leur sauce et de défendre des valeurs, des positions participent au confusionnisme et qui s’opposent à l’émancipation.

[5] Le projet de l’intellectuel est d’utiliser l’État et la planification pour asseoir sa domination, pour défendre sa place et surtout ne pas dégringoler rejoindre les sans-dents. Les cadres, les managers, les techniciens et les bureaucrates ont pour fonction de transformer le savoir en instrument d’exploitation. Leur rôle est crucial dans la société capitaliste, c’est celui de garantir l’hégémonie de la classe dominante en organisant la production, la culture et le consentement à ce système. La bureaucratie n’est pas un simple accident qui se manifeste au hasard, une petite excroissance gênante, mais bien un élément structurant la domination de classe dans la société moderne. Les gestionnaires du Capital, précaires, fonctionnaires, petits-bourgeois, n’ont pas forcément conscience de leur rôle nocif d’encadrement : mâcher le boulot pour les bourgeois en place et tuer en douceur à coups de post-it toute dynamique du prolétariat, quand il y en a une.

[6] On le voit aujourd’hui à travers les récents mouvements – nommés « Gen Z » par leurs commentateurs – qui ont secoué le Népal, Madagascar, la Serbie ou le Maroc (le cas indonésien étant différent). Les tendances réformistes/gestionnaires ont eu la capacité de se poser en interlocuteur avec le pouvoir réel : l’État qui coalise les intérêts bourgeois (et qui est trop souvent confondu avec l’Exécutif incarné par tel ou tel gouvernement). Et de nouer (ou au moins de le tenter) de nouveaux compromis dont ils tirent bénéfice en négociant leur capacité à canaliser la force des explosions de colère des prolétaires qui eux partent non pas de postulats idéalistes mais de la réalités des faits (inflation, pénurie…).

[7] Par catégorielle nous entendons aussi bien les corporatismes, les différentes défenses de statuts hiérarchiques dans la production, que les questions identitaires comme coalition de « Moi » fantasmagoriques, pensée comme catégorie homogène, les différentes cases identitaires (race, genre, orientation sexuelle) qui formeraient le puzzle intersectionnel définissant les individus dans leurs rapport au monde.